Quand on me demande ce qui m'a donné envie de faire des mathématiques il me vient toujours deux formules à l'esprit : la série $\sum_{k\geq 1}{1\over k^2}={\pi^2\over 6}$ (question aussi appelée "problème de Bâle") et la formule de Stirling:
$$n!=1\times 2\times \dots\times n\sim_\infty \left({n\over e}\right)^n\sqrt{2\pi n}
\Leftrightarrow
\lim_{n\to\infty} {n!\over \left({n\over e}\right)^n\sqrt{2\pi n}}=1$$
\Leftrightarrow
\lim_{n\to\infty} {n!\over \left({n\over e}\right)^n\sqrt{2\pi n}}=1$$
le fait qu'un objet défini uniquement à partir de nombres entiers puisse conduire à une formule contenant $\pi$ (et même combinant $e,\pi$ et $\sqrt{~}$ dans le cas de $n!$) m'a tout de suite fasciné, et en rentrant à l'université je voulais absolument comprendre "la" démonstration de telles curiosités mathématiques. Vingt-cinq ans après je suis toujours impressionné de la richesse de ces deux problèmes, l'étude de leurs démonstrations conduit toujours à l'introduction de méthodes mathématiques fondamentales que je décris souvent sur ce blog. Laissez moi vous en donner un petit aperçu dans le cas de formule de Stirling.
Comparaisons séries intégrales
la première méthode pour analyser le comportement asymptotique de $n!$ consiste à se ramener à l'étude d'une série en passant au logarithme :
$$\ln(n!)=\underbrace{\ln(1)}_{=0}+\ln(2)+\dots+\ln(n)=\sum_{k=2}^n\ln(k)$$
en regardant cette série comme une somme d'aires de rectangles de base $[k,k+1]$ et de hauteur $\ln(k)$ (ou $\ln(k+1)$) on obtient immédiatement que :
$$ \ln(n!)= \sum_{k=2}^n\ln(k)\geq\int_1^n\ln(t) dt= n(\ln(n)-1)+1=\ln\left(\left({n\over e}\right)^ne\right)\geq \sum_{k=1}^{n-1}\ln(k)=\ln(n!)-\ln(n)$$
on en déduit en repassant aux exponentielles :
$$ \ln(n!)= \sum_{k=2}^n\ln(k)\geq\int_1^n\ln(t) dt= n(\ln(n)-1)+1=\ln\left(\left({n\over e}\right)^ne\right)\geq \sum_{k=1}^{n-1}\ln(k)=\ln(n!)-\ln(n)$$
on en déduit en repassant aux exponentielles :
$$ \left({n\over e}\right)^ne\leq n!\leq \left({n\over e}\right)^nen$$
Cet encadrement donne correctement le terme $(n/e)^n$ mais on peut aussi obtenir le facteur $\sqrt{n}$ en remplaçant les rectangles par des trapèzes judicieusement choisis (voir pdf) :
- en considérant les trapèzes de largeur $[k,k+1]$ et de petite (resp grande) base $\ln(k)$ (resp. $\ln(k+1)$) on obtient que $n!\leq \left({n\over e}\right)^ne\sqrt{n}$ via :
$$\int_1^n \ln(t) dt=n\ln(n)-n+1\geq \sum_{k=1}^{n-1} {\ln(k)+\ln(k+1)\over 2}= \ln(n!)-{\ln(n)\over 2}$$ - en considérant les trapèzes ayant pour cotés $[k,k+1]$ et son image par la tangente au graphe de $x\mapsto \ln(x)$ en $x=k$ (équation $T(x)=\ln(k)+{1\over k}(x-k)$) dont l'aire est donnée par :
$$ \int_k ^{k+1}T(x) dx=\ln(k)+{1\over 2k}$$
on obtient alors que $n!\geq \left({n\over e}\right)^n\sqrt{2en}$ via l'inégalité :
$$\int_1^n \ln(t) dt=n\ln(n)-n+1\leq \sum_{k=1}^{n-1} \ln(k)+{1\over 2k}= \ln(n!)-\ln(n)+{\ln(n)+1-\ln(2)\over 2}$$
Ces encadrements donnent déjà une approximation correcte du facteur $C=\sqrt{2\pi}\approx 2.5066283 $
$$2.331644 \approx\sqrt{2 e} \leq C\leq e\approx 2.7182818 $$
pourtant ils ne nous assurent pas que $n!\sim_\infty C(n/e)^n \sqrt{n}$ (en effet $n!$ pourrait osciller entre les deux bornes), Pour cela il faut une méthode de comparaison série/intégrale plus efficace. Si on cherche un peu on finit forcément par aboutir à la formule d'Euler-MacLaurin d'ordre 2 qui donne directement le résultat :
$$\begin{align*}$$2.331644 \approx\sqrt{2 e} \leq C\leq e\approx 2.7182818 $$
pourtant ils ne nous assurent pas que $n!\sim_\infty C(n/e)^n \sqrt{n}$ (en effet $n!$ pourrait osciller entre les deux bornes), Pour cela il faut une méthode de comparaison série/intégrale plus efficace. Si on cherche un peu on finit forcément par aboutir à la formule d'Euler-MacLaurin d'ordre 2 qui donne directement le résultat :
\sum_2^n \ln(k)&= \int_{1}^n \ln(t) dt+ {\ln(n)-\ln(1)\over 2}-\int_{1}^n -{\beta(t)\over t^2} dt\\
&= \underbrace{n(\ln(n)-1)+ {\ln(n)\over 2}}_{=\ln\left(\left({n\over e}\right)^n\sqrt{n}\right)}
+\underbrace{1+\int_{1}^\infty {\beta(t)\over t^2} dt}_{=\ln(C)}
-\underbrace{\int_{n}^\infty {\beta(t)\over t^2} dt}_{=O\left({1\over n}\right)}\\
\Rightarrow n!&=\left({n\over e}\right)^n\sqrt{n}\times C
\times e^{O\left({1\over n}\right)}
\end{align*}
$$
pour les justifications : la suite d'intégrales $\int_{1}^n {\beta(t)\over t^2} dt$ converge en $n\to\infty$ et le "reste" est bien en $O\left({1\over n}\right)$ car $\beta(t)= {\{t\}^2-\{t\}\over 2}$ est bornée $(\{t\}$ est la partie décimale de $t$). La formule de Stirling est alors démontrée puisque $e^{O\left({1\over n}\right)}$ tend vers 1, mis à part qu'il reste à voir que la valeur de la constante est :
$$C=1+\int_{1}^\infty {\beta(t)\over t^2} dt=\sqrt{2\pi}$$
cela se fait le plus souvent à l'aide de calculs d'intégrales permettant de relier les équivalents de $(n!)^2$ et $(2n)!$ car
$$ {(2n)!\over (n!)^2}\sim_\infty \left({2n\over e}\right)^{2n}\sqrt{2n} C\times
\left({e\over n}\right)^{2n}{1\over nC^2}={4^n\over C}\sqrt{2\over n}$$
Le moyen le plus célèbre d'y arriver est le calcul des intégrales de Wallis . Une série de démonstration par récurrence permet de trouver :
- d'un coté $W_n=\int_0^{\pi/2}\sin(t)^n dt\sim_\infty \sqrt{\pi\over 2n}$
- de l'autre $W_{2n}={(2n)!\over 4^n(n!)^2}{\pi\over 2}\sim_\infty \sqrt{\pi^2\over 2nC^2}$
- au final on a $\sqrt{\pi\over 4n}=\sqrt{\pi^2\over 2nC^2}\Rightarrow C=\sqrt{2\pi}$
Fonction Gamma et méthode de Laplace
Comme on l'a vu ci-dessus écrire une formule "discrète" sous forme d'intégrale permet d'accéder à des méthodes d'analyse très efficaces pour l'étude asymptotique. C'est pour ainsi dire la base de toute la théorie des nombres moderne. Pour $n!$ la "bonne" formule intégrale est la suivante :
$$n!=\int_0^\infty t^n e^{-t} dt=\Gamma(n+1)$$
Cette fonction $\Gamma$ est fondamentale dans de nombreuses parties des mathématiques. La formule se démontre facilement en répétant des intégrations par parties pour diminuer l'exposant de $t^n$ jusqu'à arriver à $\int_0^\infty e^{-t}dt=1$ :
$$\begin{align*}I_n&=\int_0^\infty t^n e^{-t} dt\\
&=\underbrace{\left[-t^ne^{-t}\right]_0^\infty}_{=0}
-\int_0^\infty -nt^{n-1}e^{-t} dt\\
&=nI_{n-1}=\dots=n\times(n-1)\times\dots\times 1\times I_0=n!
\end{align*}$$
La recherche d'un équivalent pour $n!$ amène donc à se poser des questions sur l'étude du comportement d'une intégrale par rapport à un paramètre.
$$n!=\int_0^\infty t^n e^{-t} dt=\int_0^\infty e^{n\ln(t)-t} dt=\int_0^\infty e^{n\phi(t)} dt$$
si on trace le graphe de $e^{n\ln(t)-t}$ on obtient une courbe en cloche qui tend vers 0 aux deux extrémités de l'intervalle d'intégration, avec un maximum en $t=n$ autour duquel on doit avoir que
$$n\ln(t)-t=n\left(\ln(t) -{t\over n}\right)=n\phi(t)=n\phi(n)+0+b(t-n)^2+...$$
donc quitte à faire un changement de variable $t\to u$ tel que $n\ln(t)-t=n\phi(n)-n u^2$ on peut se ramener à une intégrale Gaussienne :
$$n!=\int_{\mathbb R} e^{n\phi(n)} e^{-n u^2}g(u) du$$
le terme $ e^{n\phi(n)}$ peut être sorti de l'intégrale, car constant en $u$, il reste ensuite à faire un nouveau changement de variable $s=\sqrt{n}u$ pour obtenir que
$$n!=e^{n\phi(n)} \int_{\mathbb R} e^{-s^2}g\left({s\over \sqrt{n}}\right){ds\over \sqrt{n}}$$
maintenant si la fonction $g$ est bornée sur ${\mathbb R}$ on obtiendra par convergence dominée que
$$ n!\sim_\infty e^{n\phi(n)} \int_{\mathbb R} e^{-s^2}g(0){ds\over \sqrt{n}}= {e^{n\phi(n)}\over \sqrt{n}}\sqrt{\pi}g(0)$$
Cette stratégie est très générale et porte le nom de méthode de Laplace :
Théorème : soit $\phi$ une fonction $C^2$ ayant un unique maximum sur $[a,b]$ en $t_0$ alors
$$\int_a^b e^{n\phi(t)}\, dt\sim_\infty \sqrt{\frac{2\pi}{n|\phi''(t_0)|}}e^{n\phi(t_0)} $$
En prenant $\phi(t)=\ln(t) -{t\over n}$ on a$$\int_a^b e^{n\phi(t)}\, dt\sim_\infty \sqrt{\frac{2\pi}{n|\phi''(t_0)|}}e^{n\phi(t_0)} $$
$$ \phi'(t)={1\over t} -{1\over n}=0\Rightarrow t_0=n\Rightarrow \phi''(t_0)=-{1\over n^2}$$
donc
$$n!\sim_\infty e^{n(\ln(n)-1)}\sqrt{2\pi\over {1\over n^2}n}= \left({n\over e}\right)^n\sqrt{2\pi n} $$
sauf que dans cet exemple précis $\phi(t)$ et $t_0$ dépendent de $n$ ce qui n’apparaît pas dans les hypothèses de la méthode de Laplace! Pourtant ce n'est pas grave, la preuve du théorème peut prendre en compte le cas où $\phi$ dépend de $n$ , mais on peut aussi se passer de la méthode de Laplace et construire à la main les différents changements de variables :
- on commence par poser $t=ne^z$ (donc $dt=ne^zdz$)
$$n!=\int_0^\infty e^{n\ln(t)-t} dt=\int_0^\infty e^{n\ln(n)+n(z-e^z)} ne^z dz={n^{n+1}\over e^n}\int_0^\infty e^{-n(e^z-z-1)} e^z dz$$ - la fonction $\Phi(z)={\rm sign}(z)\sqrt{e^z-z-1}$ est bien $C^1$ puisque en $z=0$ les fonctions $\Phi$ et $\Phi'$ se raccordent continûment comme le montre le DL:
$$\Phi(z)={\rm sign}(z)\sqrt{z^2/2+O(z^3)}= {z\over \sqrt{2}}+O(z^2)\Rightarrow \Phi'(0)={1\over \sqrt{2}}$$
on peut donc faire le changement de variable $u=\Phi(z)$ (donc $dz={du \over (\Phi^{-1})'(u)}$) :
$$n!={n^{n+1}\over e^n} \int_{-\infty}^\infty e^{-nu^2} {e^{\Phi^{-1}(u)}\over (\Phi^{-1})'(u)} du$$ - enfin le changement de variable $s=\sqrt{n}u$ donne
$$n!={n^{n+1}\over e^n\sqrt{n}} \int_{-\infty}^\infty e^{-s^2} {e^{\Phi^{-1}(u/\sqrt{n})}\over (\Phi^{-1})'(u/\sqrt{n})} ds
\sim_\infty {n^{n}\over e^n} \sqrt{\pi n} {e^{\Phi^{-1}(0)}\over (\Phi^{-1})'(0)} $$ - comme $\Phi(0)=0$ et $(\Phi^{-1})'(\Phi(z))={1\over \Phi'(z)}$ on en déduit que :
$$ {e^{\Phi^{-1}(0)}\over (\Phi^{-1})'(0)} = {e^0\over {1\over \sqrt{2}}}=\sqrt{2}$$
Très bien ! Au moins une fois tu as écrit "Striling" ;-)
RépondreSupprimermerci MathOMan!
SupprimerMerci, très intéressant!
RépondreSupprimer