En dimension finie toutes les applications linéaires sont continues, mais ce n’est plus le cas en dimension infinie. Dans ce contexte on dit qu’une application \(A:{\mathcal H}\longrightarrow{\mathcal G}\) est bornée sur l’espace vectoriel normé \(\mathcal H\) si : \[\exists C>0,\, \forall {\bf u}\in{\mathcal H},\, \Vert A{\bf u}\Vert \leq C\Vert {\bf u}\Vert\] la plus petite constante \(C\) vérifiant l’inégalité précédente étant la norme \(\Vert A\Vert\) de l’opérateur. S’il n’existe pas de telle constante on dit que \(A\) est non-bornée. Beaucoup d'opérateurs bien connus des espaces de fonctions sont des opérateurs non-bornés , comme la dérivation par exemple. Sous certaines conditions on peut étendre les propriétés des opérateurs bornées aux opérateurs non-bornées, en particulier les notions de spectre dont j'ai parlé dans un précédent billet.
Domaine d’un opérateur non-borné
Pour bien définir un opérateur non-borné il faut lui donner un domaine de définition le plus grand possible. Hélas ce choix n'est pas toujours unique, pour le comprendre on a besoin des 4 définitions suivantes :
- Domaine d'un opérateur
- \({\mathcal D}(A)\)=“domaine de l’opérateur \(A\)” est un sev de \({\mathcal H}\) sur lequel l’opérateur est défini : \[{\mathcal D}(A)\subset\{{\bf u}\in{\mathcal H}\,\vert\,\Vert A{\bf u}\Vert<\infty \}\]
- extension d'un opérateur
- \(B\) est une extension de l’opérateur \(A\) (noté \(A\subset B\)) si \[\forall {\bf u}\in {\mathcal D}(A)\cap {\mathcal D}(B)\,et\, A{\bf u}=B{\bf u}\]
- opérateur fermé
- On dit que \(A\) est fermé sur \({\mathcal D}(A)\) si \[\forall ({\bf u}_n)_{\mathbb N}\subset {\mathcal D}(A),\, \left[\lim_{n\to\infty}{\bf u}_n={\bf u} \,et\,\lim_{n\to\infty}A{\bf u}_n={\bf v} \Rightarrow {\bf u}\in{\mathcal D}(A)\,et\, A{\bf u}={\bf v}\right]\]
- fermeture \(\bar A\) d'un opérateur \(A\)
- est une extension de \(A\) qui est fermée, elle existe si \[\forall ({\bf u}_n)_{\mathbb N}\subset {\mathcal D}(A),\, \left[\lim_{n\to\infty}{\bf u}_n={\bf 0} \,et\,\lim_{n\to\infty}A{\bf u}_n={\bf v} \Rightarrow {\bf v}={\bf 0}\right]\]
L'idée est que quand on définit un opérateur non-borné il faut lui obligatoirement lui associer un domaine, le plus grand possible, en faisant en sorte que l’opérateur soit fermé. On a de manière évidente :
Théorème si \({\mathcal D}(A)\) est dense la fermeture est unique.
On peut aussi remarquer que, d'après le théorème du graphe fermé \(A\) un opérateur qui serait fermé sur \({\mathcal H}\) est forcément borné.
Calcul de la fermeture d’opérateurs
On va prendre quelques exemples pour comprendre comme trouver un domaine sur lequel l'opérateur est fermé.
- opérateur de trace \(A{\bf u}(x)={\bf u}(0)\)
- cet opérateur est définit au moins sur \( C^0([0,1])\) mais cet opérateur ne possède pas de fermeture dans \({\mathbb L}^2([0,1])\) car \[{\bf u}_n(x)=(1-nx){\bf 1}_{[0,{1\over n}]} \Rightarrow \Vert {\bf u}_n\Vert_2^2=\int_0^{1\over n} (1-nx)^2 \, dx={1\over 3 n}\mathop{\longrightarrow}_{n\to\infty}0\] et \[A{\bf u}_n=1\not\!\!\!\!\mathop{\longrightarrow}_{n\to\infty}A{\bf 0}=0\] on ne pourra donc jamais trouver un domaine sur lequel l’opérateur est fermé!
- opérateur de dérivation
- Soit \(A{\bf u}(x)=-i\partial_x {\bf u}(x)\) dans \({\mathcal H}={\mathbb L}^2([-1,1])\).
- Cet opérateur n’est pas fermé sur \( {\mathcal D}(A)=C^\infty ([-1,1])\) car en prenant
\[\begin{aligned}
{\bf u}_n(x)&=\sqrt{x^2+{1\over n}}\mathop{\longrightarrow}_{n\to\infty}\vert x\vert\notin C^\infty([-1,1])\\
A{\bf u}_n(x)&=-i{x\over \sqrt{x^2+{1\over n}}}\mathop{\longrightarrow}_{n\to\infty}-i\,{\rm signe}(x)\in {\mathbb L}^2([-1,1])
\end{aligned}\] - mais il est fermé sur \( {\mathcal D}(A)=H^1_0 ([-1,1])=\overline{C^\infty_0 ([-1,1])}\) (fermeture pour la norme de \(H^1 ([-1,1])\) ) car pour tout \(\phi\in C^\infty_0([-1,1])\)
\[\begin{aligned}
\langle A {\bf u}_n,\phi\rangle&=
\int_{-1}^1 -i\partial_x {\bf u}_n(x)\overline{\phi(x)}dx
=\underbrace{\left[-i{\bf u}_n(x)\overline{\phi(x)}\right]_{-1}^1}_{=0}
-\int_{-1}^1 -i{\bf u}_n(x)\overline{\partial_x\phi(x)}dx\\
&\mathop{\longrightarrow}_{n\to\infty} 0+\langle {\bf u},-i\partial_x\phi\rangle
\Rightarrow
\langle A {\bf u}_n,\phi\rangle \mathop{\longrightarrow}_{n\to\infty}
\langle {\bf v},\phi\rangle=\langle {\bf u},-i\partial_x\phi\rangle\end{aligned}\] donc \({\bf v}=-i\partial_x {\bf u}=A {\bf u}\) au sens des distributions (car on l'a vérifié pour l’ensemble des fonctions tests \( C^\infty_0([-1,1])\) ) et en plus on a bien \( {\bf u}\in {\mathcal D}(A)\) puisque \({\bf v}\in {\mathbb L}^2([-1,1])\). - \(A\) est aussi fermé sur \( {\mathcal D}(A)=\{{\bf u}\in H^1 ([-1,1])\,\vert\, {\bf u}(1)={\bf u}(-1)\}\) avec la même démonstration que ci-dessus, car la condition de bord en \(\pm 1\) (bien définie puisque \( H^1 ([-1,1])\subset C^0 ([-1,1])\) ) assure la nullité du crochet dans l’intégration par partie !
- les deux domaines précédents ne sont pas denses dans \(\mathcal H\), ce qui explique qu’on trouve des extensions fermées différentes. On peut pourtant définir la fermeture \(\bar A\) sur \(H^1([-1,1])\) . Pour le démontrer il faut prendre \(\lim_{n\to\infty}{\bf u}_n={\bf 0}\) telle que \(\lim_{n\to\infty}A{\bf u}_n={\bf v}\) et vérifier que \({\bf v}={\bf 0}\) ce qui revient à la même démonstration que précédemment:
\[\begin{aligned}
\langle A {\bf u}_n,\phi\rangle&=
\int_{-1}^1 -i\partial_x {\bf u}_n(x)\overline{\phi(x)}dx
=\left[-i{\bf u}_n(x)\overline{\phi(x)}\right]_{-1}^1
\underbrace{-\int_{-1}^1 -i{\bf u}_n(x)\overline{\partial_x\phi(x)}dx}_{\mathop{\longrightarrow}_{n\to\infty} 0}\end{aligned}\] Il faut donc obtenir \({\bf u}_n(\pm1)\to0\) pour annuler le crochet, ce qui découle de l’équation : \[\begin{aligned}
\int_{-1}^t ({\bf u}_n(x))^2 dx
=\underbrace{\left[(x\pm1)({\bf u}_n(x))^2\right]_{-1}^t}_{=-2({\bf u}_n(\mp1))^2}
-\int_{-1}^t 2(x\pm1){\bf u}_n(x){\partial_x{\bf u}_n(x)}dx\end{aligned}\] les deux intégrales tendent vers 0 donc le crochet aussi!
- Cet opérateur n’est pas fermé sur \( {\mathcal D}(A)=C^\infty ([-1,1])\) car en prenant
Opérateur adjoint
Lorsqu’un opérateur non-borné à un domaine dense dans \({\mathcal H}\) on peut définir son adjoint de la même manière qu'on peut le faire en dimension finie. Pour simplifier les choses on va se placer dans le cas ou \({\mathcal H}\) est un espace de Hilbert muni de son produit scalaire \(\langle \cdot,\cdot\rangle)\) de sorte que l'opérateur adjoint soit aussi un opérateur dans \(\mathcal H\) .
opérateur adjoint
- si \(A\) est de domaine dense \( {\mathcal D}(A)\) alors on peut définir \(A^*{\bf v}={\bf w}\) tel que \(\langle A{\bf u},{\bf v}\rangle=\langle{\bf u},{\bf w}\rangle,\, \forall {\bf u}\in {\mathcal D}(A)\) c'est un opérateur fermé sur \[{\mathcal D}(A^*)=\{{\bf v}\in {\mathcal H}\,\vert\, \exists {\bf w} \in {\mathcal H},\,\forall {\bf u} \in {\mathcal D}(A),\, \langle A{\bf u},{\bf v}\rangle =\langle{\bf u},{\bf w}\rangle\}\]
- opérateur auto-adjoint
- \(A\) est symétrique si \(A\subset A^*\) et auto-adjoint si \(A=A^*\) , ce qui veut dire \(A\subset A^*\) avec le même domaine
Théorème Pour tout opérateur non-borné \(A^{**}=\bar A\)
Les opérateurs auto-adjoints jouent un rôle très important dans certaines applications des opérateurs non-bornés (en physique quantique par exemple). On s'intéresse rarement en détail à la définition de leur domaine, ce qui est bien dommage pour comprendre les contraintes (souvent parachutées) qui apparaissent dans leur définition. Là encore prenons quelques exemples :
- opérateur de dérivation
- L’opérateur \(A=-i\partial_x\) est formellement auto-adjoint sur le domaine \(C^\infty_0 ([-1,1])\): \[\begin{aligned} \langle A {\bf u},{\bf v}\rangle&= \int_{-1}^1 -i\partial_x {\bf u}_n(x)\overline{{\bf v}(x)}dx\\ &=\underbrace{\left[-i{\bf u}(x)\overline{{\bf v}(x)}\right]_{-1}^1}_{=0} +\int_{-1}^1 {\bf u}(x)\overline{-i \partial_x{\bf v}(x)}dx =\langle {\bf u},-i\partial_x{\bf v}\rangle\\ &=\langle {\bf u},A^*{\bf v}\rangle\end{aligned}\] mais pas fermé. Tout le problème est d’étendre le domaine en garantissant la nullité du crochet dans l’intégration par parties. On a montré juste avant que $A$ est bien fermé pour les domaines \( {\mathcal D}(A)=H^1_0 ([-1,1]) \) et \( {\mathcal D}(A)=\{{\bf u}\in H^1 ([-1,1])\,\vert\, {\bf u}(1)={\bf u}(-1)\}\) qui ne sont pas dense dans \(\mathcal H\) c'est un bon exemple de situation où il existe plusieurs extensions auto-adjointes.
- une extension non-auto-adjointe
- si on prend le domaine \( {\mathcal D}(A)=H^1 ([-1,1]) \) alors \[\begin{aligned} \langle A {\bf u},{\bf v}\rangle &=\left[-i{\bf u}(x)\overline{{\bf v}(x)}\right]_{-1}^1 +\int_{-1}^1 {\bf u}(x)\overline{-i \partial_x{\bf v}(x)}dx\\ &=-i({\bf u}(1)\overline{{\bf v}(1)}-{\bf u}(-1)\overline{{\bf v}(-1)}) +\int_{-1}^1 {\bf u}(x)\overline{-i \partial_x{\bf v}(x)}dx\\ &=\langle {\bf u},i(\delta_1-\delta_{-1}){\bf v}\rangle +\langle {\bf u},-i\partial_x{\bf v}\rangle =\langle {\bf u},A^*{\bf v}\rangle\end{aligned}\] et on a bien \(A\subset A^* = A+i(\delta_1-\delta_{-1})\) qui est donc symétrique mais pas auto-adjoint.
- l'opérateur Laplacien
- soit \(A=-\partial_x^2\) on cherche un domaine qui rende cet opérateur auto-adjoint dans \({\mathcal H}={\mathbb L}^2([0,+\infty[)\) et qui apriori doit être un sous-ensemble de \(H^2 ([0,+\infty[)\). On commence par vérifier que \(A\) est essentiellement auto-adjoint pour un ensemble dense de fonctions régulières comme \[{\bf u},{\bf v}\in \{f\in C^\infty([0,+\infty[)\,\vert\,\exists M>0,\, f(x)=0\,\forall x>M\}\] On voit alors qu’on a besoin d’une condition en \(x=0\) pour rendre l’opérateur auto-adjoint : \[\begin{aligned} \langle A {\bf u},{\bf v}\rangle &=\left[-\partial_x{\bf u}(x)\overline{{\bf v}(x)}\right]_{0}^\infty +\int_{0}^\infty \partial_x{\bf u}(x)\overline{ \partial_x{\bf v}(x)}dx\\ &=\left[{\bf u}(x)\overline{ \partial_x{\bf v}(x)}-\partial_x{\bf u}(x)\overline{{\bf v}(x)}\right]_{0}^\infty -\int_{0}^\infty {\bf u}(x)\overline{ \partial_x^2{\bf v}(x)}dx\\ &=\underbrace{({\bf u}(0)\overline{\partial_x{\bf v}(0)}-\partial_x{\bf u}(0)\overline{{\bf v}(0)})}_{=0} +\langle {\bf u},A{\bf v}\rangle\end{aligned}\] la manière la plus simple de rendre l’opérateur auto-adjoint est donc de prendre le domaine \( {\mathcal D}(A)=H^2_0 ([0,+\infty[)=\overline{C^\infty_0 ([0,+\infty[)}\) (la fermeture pour la norme de \(H^2 ([0,+\infty[)\) ) mais ce domaine n'est pas dense dans \(\mathcal H\) donc il existe d’autres extensions possibles. On peut prendre par exemple les domaines : \[{\mathcal H}_\alpha =\{{\bf u}\in H^2 ([0,+\infty[)\,\vert\, \partial_x{\bf u}(0)=\alpha\,{\bf u}(0)\}\; pour \; \alpha\in{\mathbb R}\]sur chaque \({\mathcal H}_\alpha\) l'opérateur \(A\) est bien auto-adjoint. La condition en $x=0$ est moins restrictive que celle imposée par \(H^2_0 ([0,+\infty[)\) .
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- $\sum_{n=1}^\infty {1\over n^2}={\pi^2\over 6}$ s'obtient avec \sum_{n=1}^\infty {1\over n^2}={\pi^2\over 6}
- $\mathbb R$ s'obtient avec {\mathbb R} et $\mathcal D$ s'obtient avec {\mathcal D}
- pour les crochets $\langle .,. \rangle$ dans les commentaires utilisez \langle .,. \rangle
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